14 avril 2024

par Edouard Husson

Il y a un peu plus de quatre ans, le 3 janvier 2020, Donald Trump faisait assassiner le général iranien Soleimani, architecte de ce qu’on appelle «l’Axe de la Résistance» à la politique israélo-américaine au Proche-Orient. La mort du stratège n’a pas signifié la fin de sa stratégie. Au contraire, l’efficacité redoutable du général commandant le Corps des Gardiens de la Révolution islamique venait de sa capacité à former des gens capables de se déployer de manière autonome sur le terrain. C’est ce qui explique l’acharnement des Israéliens à tuer les héritiers de Soleimani : Sayyed Razi Mousavi, à Damas le jour de Noël ; Saleh el-Arouri à Beyrouth 2 janvier. Puis à faire organiser un attentat, le 3 janvier 2024, contre la foule qui venait se recueillir sur la tombe du général Soleimani. Vaines tentatives ? L’Iran a répondu en bombardant une installation clandestine du Mossad à la frontière de la Jordanie et de la Syrie. Incapables d’accepter un rapport de force modifié qui devrait les amener à négocier, les Israéliens ont poussé la provocation, le 1er avril 2024, jusqu’à tuer le successeur de Soleimani et d’autres hauts gradés du CGRI dans le consulat d’Iran à Damas. Au moment où je clos cet article, une riposte iranienne dure est attendue par tous. Elle pourrait enclencher une escalade qui implique les États-Unis dans la guerre – c’est l’espoir de Benjamin Netanyahou.

Le 3 janvier 2020, Donald Trump donnait l’ordre de frapper, depuis un drone, le convoi du général iranien Qasem Soleimani qui venait de quitter l’aéroport de Baghdad, pour une rencontre avec Adil Abdul-Mahdi, le Premier ministre irakien.

Outre la lâcheté d’une telle frappe, qui faisait soudain ressembler Donald Trump à son prédécesseur honni, Barack Obama, connu pour son goût des assassinats de civils ou de militaires par drone interposé, on peut dire, avec le recul, que la mort de Soleimani n’a pas eu l’impact attendu par les Américains. On frappe à la tête pour désorganiser l’ennemi, le sidérer, voire le forcer à se rendre.

En l’occurrence, il s’est passé le contraire. La détermination de ce qu’on appelle l’Axe de la Résistance (Iran, Syrie, milices chiites en Iraq, Hezbollah au Liban, Ansarullah au Yémen) en est sortie renforcée.

«Un, deux, trois Soleimani !»

En 1968, les étudiants du monde manifestaient en réclamant que les «Vietnam» se multiplient pour mettre en échec l’impérialisme américain. Aujourd’hui, beaucoup sont devenus des bourgeois ventripotents qui soutiennent l’impérialisme américain version «néocon». Mais dans les manifestations en défense des Palestiniens, on aurait toutes les raisons de scander : «Un, deux, trois Soleimani !» ? Ce ne serait plus un vœu. Mais une réalité.

Les assassinats que vient de perpétrer Israël, à quelques mois d’intervalle – Sayyed Razi Mousavi, à Damas le jour de Noël 2023 ; Saleh El-Arouri à Beyrouth le 2 janvier 2024 ; le général Mohammad Reza Zahedi et plusieurs de ses adjoints le 1er avril lors du bombardement du consulat d’Iran à Damas – ressemblent à s’y méprendre à celui de Soleimani. Non seulement dans les formes mais à cause des cibles visées. L’Iranien Mousavi était un collaborateur de Soleimani. Et Saled El-Arouri est représentatif des résistants palestiniens formés par le général. Zahedi était son successeur à la tête du CGRI.

Le rôle décisif de Soleimani pour organiser la résistance des Palestiniens

Les graphiques que je reproduis ici concernant Soleimani sont tirés d’un compte X/canal Telegram qui offre un fil quasi-continu des événements actuellement en cours au Proche-Orient.

On comprend plusieurs choses essentielles, en lisant ce travail méticuleux :

Pendant que les médias occidentaux se focalisaient sur Ben Laden et Al-Qaïda, ce sont Soleimani et l’Iran qui changeaient la face du Proche-Orient.

Le partage religieux des influences sous la forme du célèbre accord passé entre Hassan El-Banna, le fondateur des Frères musulmans, et l’Ayatollah Khomeiny, le fondateur de la République islamique d’Iran, reste sans doute vrai sur le plan religieux. Mais il ne rend pas compte de l’affrontement en cours, déterminé par la géopolitique et les nations, non plus par la religion. Chiites et sunnites ont été réconciliés par l’agressivité israélienne et américaine vis-à-vis de tous les courants de l’islam.

Soleimani a enseigné aux Palestiniens comment penser dans le temps long, selon les règles d’une guerre asymétrique, développée dans un milieu aménagé ad hoc. Non seulement le général a été essentiel pour la construction du réseau de tunnels qui servent de refuge aux mouvements combattants. Mais il a enseigné aussi aux Palestiniens comment se mettre à fabriquer leurs propres armes.

Comme la Résistance chiite irakienne et les Houthis d’Ansarullah, les Palestiniens ont adopté et adapté, sous l’impulsion de l’ancien chef du CGRI, la stratégie de combat du Hezbollah. Le chef militaire de la branche combattante du Hamas, Sinwar, s’est rendu, au milieu des années 2010, en Iran, pour une formation spécifique auprès des Gardiens de la Révolution.

Enfin, on ne saurait trop insister sur l’importance de la «méthode Soleimani» pour amener tous les mouvements combattants palestiniens à se réconcilier et s’unir dans une lutte de libération nationale : branches armées du Hamas, du Jihad islamique international, du Front Populaire de Libération de la Palestine.

Les Occidentaux – en tout cas leurs médias, répètent «Hamas» pour désigner les combattants palestiniens, sans voir le rôle joué par les autres mouvements.

La méthode Soleimani et l’émergence de nations combattantes

La méthode Soleimani consiste d’une part dans des transferts technologiques, d’autre part dans la formation des unités combattantes. Le principe directeur est de rendre les mouvements combattants autonomes, au besoin indépendants les uns des autres.

Lorsque le Hezbollah ou l’Iran disent ne pas avoir été informés à l’avance par la Résistance Palestinienne de l’attaque du 7 octobre, c’est à la fois vrai et faux. Vrai sans doute dans les détails opérationnels. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait eu aucune interaction entre les différentes composantes de l’Axe de la Résistance. Et la formule de Gilles Kepel, qui a parlé du 7 octobre comme d’un «11 septembre chiite» touche un aspect important de ce qui est en cours.

Il faut bien comprendre, cependant, que les clivages religieux ne sont plus ce qui détermine le conflit du Proche-Orient. On a trois parties en présence.

Les États-Unis et Israël

L’Axe de la Résistance, autour de l’Iran. Aux pays et mouvements combattants déjà cités on peut ajouter l’Algérie.

Les pays musulmans ayant, d’une manière ou d’une autre cherché depuis des décennies un accommodement avec Israël : Maroc, Égypte, Turquie, Jordanie, pays du Golfe.

Les Palestiniens sont partis en guerre le 7 octobre parce qu’ils avaient le sentiment que le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite était en train de sceller le sort de la nation palestinienne, qui ne pourrait jamais voir le jour. Aujourd’hui, ce rapprochement est suspendu. Et l’Axe de la Résistance apparaît capable d’empêcher le projet israélien d’expulser les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.

La méthode Soleimani y est pour beaucoup. Une stratégie partagée par des mouvements ou des pays qui disposent du maximum d’autonomie mais sont capables de se coordonner extrêmement rapidement parce qu’ils parlent tous la même langue stratégique. Et savent se servir des mêmes armes.

Tout ceci explique qu’aujourd’hui nous ayons affaire à des nations qui, sous l’effet du coup inattendu porté par la Résistance palestinienne à Israël depuis le 7 octobre, se mettent toutes à peser leurs intérêts. Les États-Unis savent qu’ils n’ont pas intérêt à se laisser entraîner par Israël dans un conflit généralisé. Le Maroc, l’Arabie saoudite ou la Turquie doivent faire preuve d’une grande prudence, désormais, dans leur rapprochement avec Israël, sous peine de mobiliser la rue contre eux. La Syrie ou l’Irak attendent patiemment leur heure pour libérer leur territoire de toute occupation étrangère. Au grand dam d’Israël – qui peut regretter son tournant anti-iranien depuis une génération -l’Iran sortira vainqueur de l’affrontement actuel.

La stratégie Soleimani est d’abord celle d’un patriote iranien, qui aura servi son pays avec une telle efficacité que l’Iran moderne vivra encore longtemps de son héritage militaire et politique.

Israël ne se résigne pas au nouvel équilibre des forces au Proche-Orient

On se rappelle que Yitzak Rabin a signé les accords d’Oslo parce qu’il jugeait, de manière réaliste, qu’Israël ne pouvait pas affronter à la fois les Palestiniens et l’Iran. Il voulait faire la paix avec les Palestiniens pour pouvoir éventuellement mener une guerre contre l’Iran.

Après son assassinat, en 1998, la tendance Sharon-Netanyahou a décrété, en suivant une pulsion puérile qui se révèle aujourd’hui suicidaire, que l’on pouvait affronter à la fois les Palestiniens et l’Iran. La mise en place de la stratégie du général Soleimani a consisté à exploiter systématiquement l’absence de réalisme israélien, pour mettre en place «l’Axe de la Résistance».

En ce mois d’avril 2024, le Proche-Orient est arrivé au point où Israël est progressivement asphyxié par la stratégie Soleimani et pratique la fuite en avant en espérant que la substitution d’une guerre ouverte à la guerre asymétrique de l’Axe de la Résistance, permettrait de reprendre la main.

source : Le Courrier des Stratèges